Alors que le progrès technique, conjoint de la modernité, promettait de délivrer l’homme de toutes les contraintes liées au manque de temps, l’homme moderne ne s’est jamais senti autant prisonnier de l’horloge. En somme, nous n’avons pas assez de temps alors même que nous en gagnons toujours plus. Voilà le gigantesque paradoxe que nous propose d’explorer le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa dans un ouvrage qui fera date dans l’histoire de la pensée, Accélération, Une critique sociale du temps [1].
Pour ce penseur de la Théorie Critique, l’expérience de la modernisation est une expérience de l’accélération. « L’accélération est la caractéristique centrale de la transformation des structures temporelles et est ainsi une force majeure de la culture de la modernité. » [2] Ainsi, toute expérience de la modernité peut être comprise à travers le prisme de l’accélération, et toute théorie sociale analysée dans sa dimension temporelle ne rendra que mieux compte de sa complexité. La thèse de Rosa serait la suivante : « La modernisation n’est pas seulement un processus multidimensionnel dans le temps, mais qu’elle désigne aussi et avant tout une transformation structurellement et culturellement très significative des structures et des horizons temporels et que le concept d’accélération sociale est le plus adéquat pour comprendre la voie que prend cette transformation. » [3] Notre propre conscience du temps s’est transformée, nous donnant « le sentiment que tout s’accélère. » Mais quoi au juste ? Accélération de l’histoire ? De la culture ? De la société ? Du rythme de vie ? Voire du temps lui-même ? » [4] C’est ce que va tâcher d’expliquer Hartmut Rosa en décortiquant chaque ressort de ce sentiment d’accélération.
Hartmut Rosa analyse les trois composantes de ce phénomène d’accélération : l’accélération technique, des moyens de transports et de communication, qui aurait dû avoir comme conséquence de ralentir le rythme de vie ; l’accélération du rythme de vie, à savoir « l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience par unité de temps [5] » fait de stress et d’un sentiment d’urgence et de manque de temps ; l’accélération du changement social compris comme l’évolution et instabilité des structures familiales, styles de vie, croyances religieuses et professions. Loin d’être des phénomènes linéaires, ou isolés, ces trois formes d’accélération, étudiées conjointement pour la première fois, s’autoalimentent, et provoquent une accélération technico-sociale exponentielle.
Cette prise de conscience d’un changement dans la perception du temps ne nous est pas contemporaine. Déjà Baudelaire en 1863, dans Le Peintre de la vie moderne, se plaisait à décrire la modernité comme le royaume de la fugacité, « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » La culture de la modernité serait celle de l’éphémère, amoureuse du mouvement. Mais si vitesse et mouvement étaient porteurs de l’idée de progrès, avec la modernité tardive, que Rosa fait remonter aux années 1970, l’accélération semble aujourd’hui menacer le projet de la modernité. L’homme moderne est malade du temps, soit impuissant, soit pressé, tantôt hyperactif, tantôt neurasthénique. Il se cherche des « oasis de décélération ». La promesse d’autonomie et d’émancipation des contraintes s’est envolée. En somme, le « noyau de la modernisation, l’accélération s’est donc retournée contre le projet de la modernité qui le motivait et le fondait originellement. [6] »
La thèse de l’accélération trouve un écho plus que pertinent dans ce champ d’investigation que représente la culture. Car la culture même de cet individu sera dépendante de sa conception du temps. Les structures temporelles de la société déterminent le rapport au temps d’un individu. La façon dont il s’est construit, selon quels horizons temporels, la façon dont il vit le temps présent, et la façon dont il projette dans l’avenir. La culture en tant que pratique de transmission et modalité de réception et d’appropriation s’inscrit dans la durée. Que se passe-t-il alors si « le temps s’accélère » ?
Quel temps reste-t-il à l’individu pour l’apprentissage, pour la réflexion et l’analyse ? Quelles sont les pratiques culturelles de cette modernité tardive ? Quels loisirs pour quels besoins de décrochage ? Y’aurait-il un temps long de la culture, une bulle créative en dehors de ce tourbillon accélérateur ? Les artistes créent-ils différemment à l’heure de la modernité ? Les questions sont multiples tant le concept de culture est protéiforme.
Une contribution de Sciences Po Paris, par Guillemette CARETTE
[1] Rosa, Hartmut, Accélération, Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010, traduit de l’allemand par Didier Renault : Beschleunigung, Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Moderne, Surkamp Verlag, Francfort, Berlin, 2005.
[2] Rosa, Hartmut, op.cit., p45
[3] Rosa, Hartmut, op.cit., p16
[4] Rosa, Hartmut, op.cit., p38
[5] Rosa, Hartmut, op.cit., p102
[6] Rosa, Hartmut, op.cit., p357
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